Suzanne Bouclin
Des professeures de droit de partout au pays ont réussi (malgré une animosité et une résistance parfois considérable de leurs collègues) à faire en sorte que les écoles de droit intègrent à leur cursus des contenus ou une optique féministe. Cependant, la promotion de modèles ou de structures pédagogiques féministes demeure un défi pour beaucoup d’entre nous. Comme le soulignait récemment une de mes collègues senior, les professeures féministes ont souvent le sentiment de ne pas avoir le droit d’utiliser des pratiques féministes d’enseignement. Après seulement un an d’enseignement, j’ai déjà été qualifiée en public de «prémenstruelle» pour avoir demandé à un élève s’il avait lu les textes assignés; on m’a aussi accusée d’avoir infligé à une autre élève des dommages moraux pouvant donner matière à une poursuite parce que j’avais refusé de porter sa d’un C à un A. Chaque professeure féministe que je connais m’a fait part d’expériences semblables. C’est dire que ma vision d’une forme et d’une substance féministe appliquées à l’enseignement et à l’apprentissage du droit demeure une vue de l’esprit (peut-être même trop idéaliste), profondément personnelle (les directives suivantes sont des règles que je me suis fixées) et contextualisée (fluide, mobile, provisoire et toujours sujette à révision).
Ce «maniféministe» a été proclamé le 12 février 2011, dans le cadre du Sommet sur le leadership organisé par l’Association nationale Femmes et Droit.
Cinq principes de pédagogie féministe (enseignement):
- Je m’efforce de soumettre à un examen critique la relation Professeure (avec un P majuscule)/ élève (avec un e minuscule). La responsabilité de l’enseignement et de l’apprentissage féministes est conséquemment partagée entre les étudiantes et les enseignantes.
- Je m’efforce de mettre l’accent sur l’habilitation dans mes cours. J’ai autant à apprendre de mes étudiant-es que j’ai à leur offrir.
- Je m’efforce de susciter des conditions de renforcement de la communauté et d’apprentissage coopératif. Pour qu’il y ait mouvement féministe, il faut des espaces intellectuels permettant de raffiner les compétences pratiques qui nous aideront toutes à interagir avec respect, compte tenu des différences au sein du mouvement des femmes.
- Je m’efforce de créer des espaces d’apprentissage participatifs et «sécuritaires». L’apprentissage du droit peut se faire dans un espace où les étudiant-es féministes (quelle que soit leur façon de l’être) sentent que leurs critiques des optiques dominantes et leurs analyses des situations sont valorisées et importantes.
- Je m’efforce de critiquer les processus juridiques formels et informels qui ne tiennent pas compte de la multiplicité des positions subjectives des femmes face au droit. Le travail fait en classe féministe de droit prend implicitement et explicitement pour acquis que notre expérience du monde s’enracine profondément dans nos positions sociales et culturelles, de race, de classe, d’ethnicité, d’identité et d’orientation sexuelle, de capacité, ainsi que dans les positions liées aux langues que nous parlons et à nos pratiques religieuses.
C’est dire que:
- Les professeures ne sont pas là pour apprendre aux étudiant-es la «vraie» nature du monde juridique. Ce serait insulter la riche expérience de leurs élèves, qui possèdent parfois déjà un vécu à leur arrivée en classe et peuvent même avoir un esprit critique plus aiguisé que celui de leurs enseignantes.
- Par ailleurs, les étudiant-es ne devraient pas rejeter d’emblée le savoir, l’analyse et l’expérience d’une professeure féministe.
- La pédagogie féministe devrait favoriser un environnement ouvert au dialogue et au partage d’information dans les deux sens, dans des classes organisées en fonction d’une égalité réelle.
- La salle de classe féministe intègre divers modes de renforcement des compétences, y compris l’art de traiter les questions ardues.
- La responsabilité de créer et de protéger des espaces d’apprentissage féministes incombe également aux élèves.
- L’apprentissage féministe en faculté de droit peut gagner à la mise au point de méthodes d’évaluation qui reconnaissent la réflexion critique et l’empathie.
- Les critiques du droit, de ses structures et de ses institutions par les étudiant-es et les enseignantes féministes ne devraient pas être écartées comme «non pertinentes» à l’étude du droit (au contraire de sources plus orthodoxes) ou comme «antiféministes» (si elles adoptent une position plus marginale dans la mouvance féministe).
- Il nous incombe à toutes de favoriser des conditions de dialogue et de discussion qui laissent place aux zones grises, aux nuances, à la complexité et à l’incertitude.
- Les étudiant-es ne devraient pas chercher à dissoudre les (très saines) frontières qui les séparent du corps professoral. On peut déstabiliser les hiérarchies sans pour cela favoriser des conditions d’irrespect pour les responsables des cours (surtout quand ces personnes risquent déjà d’être marginalisées dans les milieux pédagogiques plus orthodoxes).
- Il n’existe pas de recette pour la création de milieux d’apprentissage féministe. Chaque classe féministe constitue une nouvelle tentative de progresser, une invitation à l’autoréflexion sur notre enseignement et nos pratiques d’apprentissage.
Rédigée par l’auteure à l’hiver 2011 à l’intention de ce Manuel. Veuillez ne pas reproduire sans la permission de l’auteure.